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Quartier emblématique de l'est du 18e arrondissement parisien, la Goutte d'Or est marquée par l'enchevêtrement de communautés aux origines hétérogènes mais aux destins similaires. Elles se côtoyent, voisinent, s'isolent ou se mêlent, dans le partage des mêmes lieux et des mêmes itinéraires. Elles réinventent, chacune pour soi au jour le jour, des manières d'être-entre-soi qui les distinguent des autres, et bricolent comme elles le peuvent des marquages culturels, à partir du bric et du broc de leurs traditions d'origine.
Dans le décor neutre de leur univers d'arrivée, et surtout dans les lieux de la convivialité publique, elles implantent, pour leur propre compte, des points d'accroche à leur nostalgie, dans un réflexe identitaire.
Et ces derniers fonctionnent pour d'autres, pour ceux qui ne savent plus toujours bien d'où ils viennent ni même qui ils sont, comme des amers permettant de recomposer un imaginaire ou une identité à la dérive, de réinventer les chemins d'un exil de soi moins douloureux.

Cette configuration mouvante, pluri-ethnique, s'inscrit dans une tradition populaire ancienne, celle des "petites gens" et "marginaux" ou autres "apaches" des quartiers périphériques de la capitale, inquiétants, voire mal-famés, parce que populaires, qui ont accueilli, vagues d'immigration après vagues, de nouveaux arrivants en quête d'un ailleurs où il ferait meilleur vivre. Ces "petites gens", qu'on dirait sortis de l'univers de Doisneau, se sont accommodé de ces brassages ethniques et ont accepté un vivre-ensemble qui ne va ni sans tendresse ni sans quant-à-soi.
Ce quartier est également un lieu de villégiature pour les "émigrés", de France ou d'ailleurs, en banlieue ou dans d'autres arrondissements de Paris, qui n'ont pu reconstituer un univers à leur mesure et qui, les week-ends ou les jours de fête, y viennent, dans un cousinage affectif, retrouver "le pays" avec ses odeurs, ses couleurs, ses sonorités, ses rumeurs, ces presque-rien à partir desquels reconstruire un chez-soi éphémère.
En raison même de la mouvance de sa configuration, il est aussi un quartier-refuge pour ceux qu'un itinéraire non-conforme a transformé en exclus : ils peuvent y inscrire et recomposer un parcours provisoire ponctué d'équilibres précaires. Mais à la différence d'un quartier comme celui rénové des Halles, investi par une population en rupture précisément parce qu'il est un non-lieu où on peut fabriquer des circuits sans balise, la Goutte d'Or propose les repères d'un tissu social dont les mailles sont suffisamment souples pour accueillir des errances en quête d'un imaginaire ou d'une "famille". La multiplicité ethnique offre un territoire u-topique, ouvrant à tous les voyages.
Vu du dehors, ce quartier donne lieu aux fantasmes sécuritaires : populaire et cosmopolite, il est nécessairement dangereux. Son hétérogénéité en fait un abcès idéal de fixation à tous les tropismes de rejet et d'exclusion, projections vivement entretenues par la rumeur bien-pensante, soutenue qu'elle est par la presse à sensation. Vu du dedans, ce quartier de tous les dangers se révèle être celui de l'invention, au quotidien, de formes multiples de "vivre ensemble", pour le meilleur et pour le pire, dans un continuel brassage des genres.

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