Lettre de Jean Rouch sur le film

Transcription de la lettre

"Le ciné-liberté au bout des fusils jaunes"

"Au-delà du temps et de l'espace, au bord de la rivière Omo, où, il y a quelques millions d'année, naquit peut-être, le premier homme, à cette lisière de l'Ethiopie et du Soudan, vivent 5.000 parterres oubliés, que les dernières aventures coloniales armèrent de carabines alpines, eur donnant leur surnom de nyangatom, "les fusils jaunes".

Il a fallu tout l'art, toute la patience, toute la tendresse de Jean Arlaud et de Philippe Sénéchal pour partager, avec une caméra, la vie quotidienne de Kamaringo, le maître éleveur, faire avec lui le thé fusant, en écoutant ses merveilleuses histoires : alors, la brousse s'anime des combats anciens ou des luttes futures ; alors, le détail du maquillage d'une femme ou le sourire d'un enfant sont des morceaux précieux du bonheur d'un instant ; alors, les robes des troupeaux revenant dans a poussière de la fin de l'après-midi fait rêver à la "poussière d'or dans la chevelure ailée" des bergers d'un temps perdu... Et puis, le sang du taureau sacrifié éclabousse de violence la brousse sèche.

Et soudain, tout se mêle : les crosses des fusils jaunes sont carressées avec autant de dévotion que la vulve de la génisse favorite, "caméra" (c'est-à-dire Jean, Philippe, et les nyangatom eux-mêmes, unis dans une seule équipe) écoutent les sandales de cuir leur prédire l'avenir du film en train de se faire, et le fil des jours devient ainsi le plus beau film des jours sans histoire, mais avec tellement d'autres histoires...

Du cinéma libre, exigeant, superbe.

Jean Rouch

Décembre 1980"

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